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Moi Wladimir Wladimirovitch, grand- duc de toutes les Russies, prince de Kazan, duc de Grozny, tsar quelques jours… si ce n’avait été le peuple russe et son goût détestable pour les révolutions, j’ai fauté… et j’ai tellement fauté que je suis en train de crever dans un sanatorium suisse. Quand ai- je commencé à fauter ? Quand je me suis installé au bordel ? Quand j’ai tué Raspoutine ? Quand je chassais l’homme dans les plaines de Pskov ? Quand je me suis marié à Biarritz ? Quand, quand, quand ? Je ne sais plus quand mais en tout cas j’ai fauté et il fallait que je sois puni. Commençons, commençons… Commençons par les filles, non, par la chasse à l’homme, non, par mon mariage, non, parlons de la Russie, parlons de Raspoutine, je me sens vivant aujourd’hui alors qu’hier j’étais à moitié mort. Qui a eu l’idée ? Je ne me souviens plus, nous étions dans le grenier de la Doubrovka, la danseuse, enfin, je ne sais pas si elle a jamais dansé mais quand on voyait ce corps « en baguette de chef d’orchestre » que même l’alcool ne parvenait à tordre et ses pointes sur les verres de vodka, on ne pouvait penser à autre chose qu’à une danseuse. Quand on voyait les seins énormes posés sur ce corps, on se demandait ce qu’ils venaient faire là (note Greta, note) et on pensait à tout autre chose. Anna dansait nue sur la table du salon au son des violons que nous ne voyions pas – cachés derrière le canapé, les frères Semionov n’avaient pas le droit de tourner les yeux vers nous, de bons Juifs, très doués pour la musique – quand une conversation sérieuse arriva. Un peu comme les seins d’Anna, on se demandait comment elle était arrivée là.

— Ça ne peut plus durer.
— Non, ça ne peut plus durer, nous sommes en guerre après tout, dit un officier de la Garde.

Cette guerre paraissait bien loin des pointes d’Anna qui plongeaient dans le verre pilé et en ressortaient aussitôt comme d’une eau glacée.

— Oui et nous sommes ridicules.
— Ridiculisés par ce moujik.
— Encore aujourd’hui, pour le remplacement du vice- directeur de la police criminelle, Zouranov qui lorgnait le poste depuis vingt- cinq ans s’est fait doubler par un protégé de…
— La vieille folle !
— Exactement ! La vieille folle mais surtout son chien, son fornicateur de chien. Il a mis le Gorowitz, l’infâme Gorowitz, ce chien de Polonais, on a déjà les Baltes, il faut qu’on ait les Polonais, ce Gorowitz qui a escaladé le mont Tibet et soigne les migraines de Sa Majesté la folle avec des feuilles de laurier eh bien, messieurs… mesdames… c’est lui qui va diriger le service des enquêtes criminelles de toutes les Russies.

Je n’écoutais que distraitement. J’admirais comme chaque fois les seins de la Doubrovka, la crème huîtrée sur le bord des tétons, tantôt s’arrêtant sur la corolle, tantôt poursuivant sa route, semblant faire la course avec le sang sur les pentes veinées de bleu, une goutte dissidente s’exilant parfois sur un poil blond. Anna restait à genoux sur la table en verre et semblait ignorer ce qu’on faisait d’elle, les mollets dans la vodka, le dos droit, comme ces danseuses asiatiques qui attendent les pétales. Parfois ses mains remontaient ses seins durs, ce qui portait notre jouissance à son comble. Ils devenaient alors deux monts de glace vanille éclairés par les bougies jaunes, deux « dômes de nuages » comme dans la vitrine du pâtissier Karglovski. Où sont- ils ces seins aujourd’hui ? En train de geler en Sibérie comme des millions d’autres pour la « libération du peuple russe » ah ah, il n’y a vraiment que les Russes pour gober un truc pareil, ou de se promener sur une tunique entre l’ordre du drapeau rouge et la croix du héros soviétique… il faut bien vivre, je ne t’en veux pas la Doubrovka, ou coupés pendant les journées d’Octobre, il paraît qu’ils faisaient ça dans les beaux quartiers, couper les seins et regarder les femmes de la haute se vider de leur sang, elles avaient toujours le réflexe de mettre leurs mains sur les deux trous rouges… mais leurs mains n’étaient jamais assez grandes, elles mouraient dans l’heure, dans les deux heures pour les plus paresseuses, cette paresse à mourir, cette tare qui semblait les poursuivre jusque dans leurs derniers instants, la paresse de notre caste qui n’en finissait pas de mourir. La mort allait être paresseuse avec nous. Les femmes de chambre mouraient plus vite, une heure grand maximum. Il paraît que ce sont des souffrances atroces, le cœur pompe, tente de racler les veines pour pomper encore mais ne récupère qu’un fond d’air, comme un fond de gamelle vicié, on a mal à la tête puis on vomit, mais on ne vomit rien, et puis le cœur râpe, râpe tout ce qu’il trouve, mais ne trouve pas grand- chose, râpe encore autour de lui, râpe les jambes, on tombe imaginant trouver un peu d’air sur le sol mais on ne trouve rien, alors le cœur se venge, il se venge en se recroquevillant sur lui- même, il paraît que ce sont là les souffrances les pires, ce cœur qui se serre, qui se blottit comme un enfant se blottirait contre le corps de sa mère, et qui tire, c’est dans cet étirement du cœur, ce cœur qui se pétrifie et se répand dans tout le corps, ce cœur qui devient membrane de goudron enserrant tous les membres, dans ce cœur qui tente d’attirer à lui tout ce qui l’entoure que la vie défile, qu’est- ce qui pouvait bien défiler dans la tête de ces femmes ? Des bals… sûrement des bals, et des amants… des bals et des amants, voilà pour une vie, peut- être des enfants… et sûrement des voyages, et qu’est- ce qui pouvait bien défiler dans les yeux de ceux qui les regardaient, dans les yeux de ces hommes en blouse grise qui découvraient les accoudoirs Empire et le château petrus ?… Plus tard, j’ai dit plus tard. Ou non. Maintenant. Je crois qu’ils ne pensaient à rien justement. Ils jouissaient du spectacle. Je ne connais pas les moujiks, je ne les ai aperçus qu’à travers les vitres du wagon impérial. Je ne connais pas les révolutionnaires. Le spectacle… des enfants qui aiment le spectacle, il fallait les voir quand on a fait l’expérience du théâtre gratuit au Mariinsky, bien une idée française ça le « théâtre pour le peuple », il fallait les voir tous ces moujiks, il fallait voir leurs traits, tout d’un coup des petits garçons émerveillés, elle a peut- être commencé là la révolution, quand on a offert le théâtre au peuple, quand on lui a apporté le cinéma dans les villages, il a voulu plus de spectacle, plus d’acteurs, plus de flammes, plus de tout, il a voulu le théâtre partout, alors il l’a fait partout, dans tout le pays, la plus grande scène du monde, et qui jouait sans fausse note, avec flammes, orchestre, répliques et tragédies, c’était probablement les mêmes petits garçons émerveillés qui regardaient les femmes mourir, sans penser, sans même peut- être penser à mal, ils y penseraient après, se repentiraient après, pour le moment ils jouissaient, ils jouissaient avec un air rigolard, en buvant du rouge de France, et le spectacle était éblouissant, le visage, toutes les expressions qui défilent, ça, les plus grandes actrices n’y parviendraient pas, la peur d’abord puis, le coup donné, l’étonnement, puis une sorte d’absence, les traits semblent abandonnés, sans conduite quelques instants, comme si la femme avait quitté la scène et se demandait quel étrange spectacle on joue devant elle, puis très vite, s’apercevant que c’est elle qui joue et qu’elle tient le rôle- titre, de l’incrédulité. Le fait qu’elles restent debout aussi, pas une, avant de s’écrouler pour le dernier acte, ne songe à s’asseoir, les costumes, le plus souvent des robes blanches d’intérieur avec parfois des rubis, des diadèmes, la richesse des couleurs, ce rouge qui descend sur le blanc, sur les bretelles, le bustier, enserre la taille, s’attarde sur la ceinture, attaque le jupon et toutes ses dentelles en abaissant leurs voiles, avant d’en venir aux bas… aux bas et aux chevilles… une mer rouge et invisible qui aurait noyé les femmes à l’envers. Plus le visage blanchissait, plus les jambes rougissaient. C’était un spectacle d’autant plus fascinant qu’il était muet, aucune ne criait, parfois une habilleuse ou une cuisinière se permettait un gémissement mais le plus souvent c’était dans le silence – étonnamment les spectateurs aussi se taisaient – que se déroulait la scène.

Je vous avais dit. Plus tard. Mais vous êtes impatients. La suite donc. Je me souviens de la suite. Je me souviens que nous sommes descendus dans la rue, je me souviens que Félix marchait à côté de moi, je me souviens que la lune projetait des paillettes bleues derrière nos talons, je me souviens que nous étions pleins de nous, que chaque seconde était gavée de présent, mais je ne me souviens pas qui de nous deux a dit : « Nous allons le tuer. » Nous n’avons ensuite plus rien dit et nous sommes dirigés chez le député Pourichkevitch. Il devait être sept ou huit heures du matin. Il ne fut pas surpris en nous ouvrant la porte. Je crois pourtant que Félix était habillé en femme.

— Altesses, nous accueillit- il.
— Excellence.
— Nous venons vous voir parce que nous pensons qu’il faut tuer Raspoutine.
— Je le pense également.
— Mais comment nous y prendre ?
— Raspoutine aime les grands noms, l’un de vous gagnera sa confiance et dès que ce sera chose faite, on le tuera.
— Mais comment ?
— Poison, pistolet, noyade, on verra bien.

Nous nous levâmes tous les trois en même temps. Du thé aurait été déplacé. Félix rejoignit sa garçonnière. Je rejoignais le front.

[…]